Exténué, l’esprit encore embrumé par la rage des combats, je m’étends sur la plage. Mes yeux se ferment petit à petit, et je suis emporté par mes souvenirs. Mon passé, mon enfance, tout remonte à la surface…
Je suis Hector fils de Télémaque. Je suis né à Argos il y a de cela vingt-six hivers. Fils cadet du plus grand navigateur d’Argos, j’ai été élevé durement pour devenir commandant de navire de guerre.
Mon père était très respecté et avait fait la gloire et la richesse de notre famille. Il m’a fait suivre une éducation sévère et brutale, en me faisant sans cesse comprendre que j’étais le moins doué de ses trois fils. A vrai dire, j’aurais pu abattre un Kraken, que cela n’aurait pas été suffisant à ses yeux.
Dès l’âge adulte, mes frères ont commandé leur propre trirème. Le charisme et le sens du commandement de l’ainé, Salménée, le prédisposait à devenir triérarque, tandis que les qualités de marins de Perexephon en faisaient un excellent second.
Ne sachant trop que faire de moi, mon père me fit suivre une éducation d’épibate. Chaque birème d’Argos embarque dix épibates, des guerriers spécialement entraînés à combattre sur mer. Cela demande beaucoup de qualités : savoir nager, lancer un javelot, tirer à l’arc, se battre, aborder un navire ennemi, débarquer sur une plage… A la différence de l’hoplite qui apprend à se battre à côté de ses camarades, l’épibate est isolé sur le champ de bataille, il doit savoir s’en tirer tout seul. Les épibates sont respectés dans la Cité, mais ils ne font pas partie de l’aristocratie. Mes frères, en tant que commandants de navire, étaient fréquemment conviés aux réceptions du roi, puis du tyran. Moi, je me contentais du mess des officiers.
Je savais que sans mes frères, j’aurais fait un bon triérarque. La mer a toujours été mon amie. Je pense que dès ma naissance, Poséidon a dû me prendre sous son aile. Il m’a toujours préservé des tempêtes, et j’ai toujours su lire le mouvement des vagues. Lorsque nous sommes parties en colonie, j’ai enfin eu mon propre navire, et je l’ai appelé Poséidon.
Bien des efforts furent fournis avant d’en arriver là. Je me souviens cette guerre atroce contre Sparte. J’étais jeune épibate, soucieux de faire mes preuves. J’étais de tous les coups de main, de tous les abordages, de tous les combats. J’ai écrit mon nom dans le sang. Dans cette guerre barbare entre peuples frères, la pitié n’avait pas sa place. Je me rappelle encore Nikolos, un petit village spartiate que nous avions transformé en charnier. Dans la fureur des combats, je commettais des actes que je regretterai toujours. La guerre était si brutale, tant de nos frères périssaient, que nous oublions les règles de courtoisie et de pitié. Je revois encore ma lame enfoncée dans le ventre d’un jeune homme qui protégeait son foyer. Quel âge pouvait-il avoir ? Douze ans ? Je me battais pour que mon père me voie, mais ces combats étaient autant de crimes dont les dieux étaient témoins. Après avoir tué le jeune garçon, je décidais de déposer les armes.
Mais les spartiates non plus ne connaissaient plus la pitié, et ils me poussèrent à repartir. Lorsque je revins de Nikolos, je vis que les visages de mes compagnons étaient fermés et que chacun détournait le visage pour ne pas croiser mon regard. Mon père m’attendait dans la tente, et m’apprit la nouvelle : mes deux frères étaient morts. Comble de l’infortune, leurs cadavres avaient été précipités volontairement par-dessus-bord. Dans les profondeurs de la mer, jamais leurs âmes ne trouveraient le repos. Mon père, qui m’avait toujours méprisé, me regarda pour la première fois.
Il me nomma triérarque.