Chapitre 1

L’honneur des guerriers

Samedi 25 avril 2009, par Alexf, Pierre // Roman - Legende d’Actaée

A l’Aube des Temps, la terre n’était peuplée que de dieux immortels. L’ordre régnait, mais aussi la routine, et Zeus s’ennuyait. Pour se distraire, il demanda à deux frères titans, Prométhée (« celui qui prévoit ») et Epiméthée (« celui qui réfléchit après coup ») de façonner des créatures mortelles. Il leur donna une motte d’argile et des dons. Prométhée sculpta les animaux, et Epiméthée leur distribua les qualités : griffes pour certains, carapaces pour d’autres, fourrure, ailes, venin, autant d’attributs leur permettant de survivre dans la nature. Mais lorsque Prométhée eu sculpté l’Homme, son frère lui annonça qu’il avait déjà dispensé tous les dons. Prométhée refusa cependant de laisser périr sa création : il vola le Feu aux dieux pour le donner aux hommes. Utilisé à bon escient, le Feu allait permettre aux hommes de se protéger des bêtes féroces, se chauffer, se rassembler en société, fabriquer des outils… et devenir les créatures les plus érudites sur Terre.

Enseignement de Patrocle d’Argos

  Sommaire  

« Et si nous brûlions plutôt la Cité !? » s’exclama Doros. « L’idée de périr par le feu m’est plus supportable que la paix que vous proposez ! »

Les citoyens rassemblés sur l’Agora furent étonnés. C’était bien le style de Doros, mais c’était aussi la première fois depuis sa majorité qu’il prenait la parole au Conseil. La proposition du jeune homme était une provocation directe contre l’assemblée, réunie pour accepter la reddition proposée par le tyran. Doros n’était pas respecté par les rhétoriciens, mais personne à part Cléandre ne pouvait le contredire publiquement.

« Tu imagines peut être que ton honneur et celui de la Cité seraient restaurés par une fin grandiose. Mais mon frère, tu as sans doute oublié la raison d’être de notre gouvernement : le tyran Pheidon a promis de protéger le peuple d’Argos. Pour les dieux, le respect de la parole donnée passe avant la victoire au combat. »

Comme à son habitude, Cléandre savait adapter ses arguments à son interlocuteur. Devant Doros il parlait d’honneur, et surtout, lui rappelait son lien de fraternité. Les observateurs pouvaient pourtant constater que les deux frères ne se ressemblaient en rien. Cléandre était réfléchi et précautionneux, ses cheveux étaient châtains, sa taille moyenne et ses traits assez communs. Doros en revanche était impétueux, arrogant et futile. Ses cheveux blonds, ses yeux d’un bleu intense et sa stature physique impressionnante lui donnaient l’apparence d’un dieu, comparaison que Doros n’hésitait pas lui-même à faire.

« Mon honneur n’a pas à être restauré, repris Doros. J’ai tué huit citoyens spartiates, et tous me faisaient face. J’ai capturé trois de leurs femmes, tué une douzaine d’esclaves ! »

Cléandre se passa la main sur le visage, en signe de lassitude. Abandonnant toute diplomatie, il prit soudain une voix condescendante, prenant le ton d’un éraste qui gronderait son éromène : « Tu as fais tout cela tout seul Doros ? Ou étais-tu protégé en permanence par tes amis et ton cher frère d’élection… »

Les débats sur l’Agora étaient en train d’évoluer en une étrange et infantile querelle familiale. Mais qui aurait osé interrompre les deux jeunes hommes en présence de leur paternel, le strategos Brigomaglos, qui se tenait à droite du tyran ?

« Cléandre, tu es mon ainé, mais je suis ici en tant que citoyen, et tu dois me traiter en égal », prévint Doros. « En effet, tu étais à mes côté tout au long des combats, mais c’est à moi que les dieux ont fait un présent ! »

Cléandre fut étonné par l’assurance de son petit frère. Doros n’était pas du genre à élaborer des plans, se contentant en général de suivre ceux des autres. Cléandre regarda autour de lui et vit que les citoyens étaient suspendus sur les lèvres de son frère. Comme si la situation n’était pas suffisamment critique, Doros était en train de mêler les dieux à la discussion…

Doros commença à déclamer un véritable discours, d’une vois forte et sûre : « Frères argiens, je vous connais tous. Vous avez été mes voisins, mes amis, mais plus que tout, mes compagnons d’arme ! Il n’y a aucun lâche parmi vous ! »

Certains frappèrent leur torse de la paume pour manifester leur accord.

« Aucun lâche ! » répéta Doros. « Mais pourtant, vous vous rassemblez ici pour parler de reddition ! » Cria-t-il : « C’est Pheidon qui vous a convoqué, et je ne saurais le blâmer, car c’est un sage. Grâce à lui et à mon père, il y a trois printemps, nous avons brisé les spartiates à la bataille d’hysiaï ! Rappelez-vous ces chiens, d’ordinaire si fiers, qui détalaient comme des lièvres effarés ! »

Les frappements de paumes s’intensifièrent, mais Doros adoucit soudain sa voix. « Certes, depuis cette bataille, nous avons subit de nombreux revers. Certes, nos alliés messéniens ont été vaincus, nous laissant seuls contre Sparte et ses mercenaires. Mais il nous reste encore de nombreux braves : vous tous qui m’écoutez ! »

Cléandre s’impatientait, craignant ce qui allait suivre. Il lança un œil noir au vieil homme qui se tenait derrière son père, et qu’il soupçonnait d’être l’auteur de toute cette folie.

« Lorsque les hommes sont d’égale valeur, ce sont les dieux qui pèsent leur destin, et qui désignent le vainqueur. Et j’ai reçu un présent qui me laisse à croire que c’est à Argos que revient ce titre ! » lança Doros.

« C’est stupide ! » explosa Cléandre.

Sans l’écouter, Doros se retourna vers un vieil homme qui se tenait derrière Brigomaglos, mais à l’écart de la foule, et lui cria : « Amène-moi mes armes ancêtre ! ».

Certains citoyens frémirent. Doros tuait fréquemment les hommes avec qui il se disputait. Lorsqu’il revêtait ses armes, c’était que le sang allait couler.

Pheidon se tourna vers le strategos Brigomaglos, et le trouva étrangement calme. Brigomaglos perçut l’inquiétude du tyran, et le rassura : « Ne t’en fais pas mon ami. Mes fils se disputent fréquemment, mais jamais ils ne lèveraient la main l’un sur l’autre. ».

Le vieil homme que Doros avait appelé l’ancêtre chercha de son unique œil le regard de Brigomaglos. L’ayant trouvé, il lui adressa un étrange sourire, puis se leva. Il était borgne, les cheveux grisonnants, et revêtait une longue toge noire. Malgré son âge avancé, il avait une stature athlétique et une démarche assurée. A son passage les autres citoyens s’écartaient, plus par dégoût que par crainte. Il descendit rapidement les marches, bien que chargé d’un lourd paquet, et se présenta face à Doros.

Pheidon chuchota à Brigomaglos : « Tout Argos hait ton esclave spartiate. D’aucuns disent que tu le traites comme un égal. »

« Et ils ont raison. » répondit le strategos.

« Je ne comprends pas pourquoi tu salis ta réputation en t’associant avec ce métèque » dit Pheidon.

« Parce que je ne fais pas confiance aux prêtres. Parménée connaît tout des dieux, mais c’est un guerrier. Il a étudié la découverte de Doros, et il pourrait s’agir du tournant de la guerre. »

Le vieil homme dont le nom était Parménée posa son fardeau aux pieds de Doros. Il défit les lanières de cuir et déballa les étoffes de tissus. Une lumière aveuglante se dégagea lorsque Parménée eu enfin sorti l’objet, qui se trouvait être un splendide bouclier. L’arme était dorée, mesurait plus d’un mètre de diamètre, et reflétait si puissamment les rayons du soleil qu’il était difficile de la regarder directement.

Les citoyens de l’assemblée restèrent bouche bée. Doros en profita pour s’adresser à eux d’une voix forte. « Est-ce ceci le butin d’un peuple défait ? » Railla-t-il. « J’ai trouvé ce bouclier sur le champ de bataille. Je sais que ce sont les dieux qui l’ont déposé pour moi, car il m’a sauvé la vie ! ».

Les argiens restèrent quelques instants comme hypnotisés par la beauté du disque d’or.

« J’étais avec toi quand tu l’as trouvé. Tu voudrais relancer le conflit à cause d’un simple aspis ? » demanda Cléandre, contenant une colère pourtant très présente.

« Point du tout. J’irai à Sparte pour leur montrer mon trophée, et ils seront contraints d’avouer leur défaite » répondit Doros, emplit d’une fierté naïve.

Cléandre explosa de rire.

Mais les autres citoyens, à commencer par les prêtres des différents temples de la Cité, prenaient l’affaire très au sérieux. Beaucoup voyaient un présage. Chacun ayant une interprétation différente, certains commencèrent à se disputer. Tous les citoyens entrèrent petit à petit dans la controverse. Une rumeur assourdissante s’éleva dans l’Agora.

Mais tandis que le tyran essayait de faire revenir le calme, le doyen de la Cité, Patrocle, se leva péniblement.

Patrocle était si vieux que bon nombre des citoyens étaient incapables de compter jusqu’à son âge. Plus de soixante-dix ans disait la rumeur. Il arborait une barbe entièrement blanche, et une peau fripée et recouverte de tâches. Tous l’aiment à Argos, il jouait le rôle de sage, de conseiller, de conteur. Tous les prêtres qui officiaient à Argos avaient un jour été son élève.

Patrocle s’approcha pour mieux contempler le bouclier d’or, et chacun se poussa pour lui céder le passage. Il voulu tenir le bouclier entre ses mains pour l’examiner. Parménée lui tendit.

Le peuple d’Argos fit soudain silence, dans l’attente des conclusions du sage.

Comme à son habitude Patrocle attendait d’avoir examiné tous les aspects du problème avant de donner le moindre avis. Après une dizaine de minutes, il s’exprima enfin de sa voix tremblante : « Messieurs, ce bouclier étincelle comme s’il était d’or, mais il est plus résistant que le fer forgé. Je ne connais aucun forgeron capable de réaliser un tel ouvrage. C’est sans doute l’arme d’un dieu, et elle est à l’effigie du dieu solaire Apollon. »

Les citoyens s’agitèrent de nouveau. Le tyran Pheidon était désormais contraint de suspendre les débats sur l’Agora. Il n’avait point envie de discuter théologie dans un débat public. Surtout, il n’avait pas besoin d’être érudit pour savoir qu’en présence d’un signe d’Apollon, toute discussion était futile. Il ne restait qu’à se rendre à l’Oracle de Delphes pour entendre le dieu prophète.

Pheidon se leva et tous firent silence.

« Peuple d’Argos. Je vous ai convoqué aujourd’hui car la chute de Méssenie a grandement affaibli nos chances de victoires. Je comptais vous présenter un plan de paix séparée, à négocier avec les spartiates. Mais l’apparition soudaine d’un présage rend la négociation impossible. J’enverrai des messagers à Delphes, puis vous serez de nouveau convoqués à l’Agora. La pythie de Delphes ne rend ses prédictions le septième jour du mois d’Artémis, vous devrez vous armer de patience jusqu’au prochain cycle lunaire. La séance est terminée. »

Pheidon se retourna vers Brigomaglos et lui agrippa le bras en jetant un regard assassin. « Tu m’as caché ça jusqu’au dernier moment ! Tu frises la trahison. »

Brigomaglos sentit la poigne de Pheidon durcir sur son bras, comme si le tyran voulait le briser. Pour autant, il ne le repoussa pas, et répondit : « Ce n’est pas contre toi tyran. J’étais obligé. Tes décisions sont toujours sages, mais tu n’as jamais cru au destin. »

 ***

Iphithème restait prostrée dans la cuisine, se tenant les mains sur les oreilles pour ne pas entendre la dispute. Deux jeunes esclaves essayaient vainement de la rassurer. Elle enviait ces barbares pour la première fois, car aucun d’eux ne comprenait les insultes qui s’échangeaient dans la cour intérieure de la villa. Elle qui était si heureuse d’avoir enfin la visite de ses fils, elle se retrouvait impuissante tandis qu’ils se querellaient avec leur père…

Brigomaglos poussa un cri de rage et lança violement son gobelet de vin sur le sol. Alors que la terre battue buvait le liquide, le strategos se rua droit vers son fils. Doros se prépara à encaisser une terrible gifle, mais son père se contint.

« Doros ! Est-ce là toute ta reconnaissance ? » Invectiva Brigomaglos en le fixant droit dans les yeux. « Voilà quinze années que je veille sur toi. Je t’ai enseigné tout ce que tu sais ! J’ai été sévère avec toi, parfois dur, mais je t’ai aussi apporté mon affection et tu as dans mon cœur la même place que Cléandre, mon fils de sang ! Les Dieux m’en soient témoins ! Alors comment peux-tu oser venir ici, dans ta propre Oïkos, et accuser ainsi ton père ! »

Doros soutint le regard de Brigomaglos pendant toute son opprobre. Par respect pour son père, il ne l’interrompit pas, mais lorsqu’il eu fini, il répliqua : « Je ne suis pas venu t’insulter, mais te reprocher ta conduite. Tu t’es servi de moi ! J’ai parlé à l’Agora sur tes recommandations, alors que chacun sait que je ne peux souffrir la vue de ces rhétoriciens. Je voulais seulement défendre l’honneur des hommes qui ont combattu pour Argos… En aucun cas faire partie d’un complot ! »

Cléandre intervint, plus calme, mais tout aussi acerbe : « Les spartiates sont plus nombreux et mieux entraînés. Nous les avons vaincus une fois grâce à notre supériorité tactique, mais ils ont depuis copié nos méthodes. Pendant que les négociations de paix sont suspendues, ils ont le champ libre pour raser la Cité. »

Brigomaglos se retourna vers son fils de sang : « Cléandre ! Toi que je sais si lucide, doutes-tu de la sagesse des dieux ? Apollon nous protège désormais ! Il a choisi ton frère Doros pour nous guider, j’en suis convaincu ! »

Cléandre ne céda pas : « Nous avons perdu des batailles malgré des auspices favorables ; que pourrait changer ce bouclier ? Et surtout, qu’est-ce que ce maudit Parménée t’a mis dans le crâne ? Il aurait dû rentrer à Sparte après son émancipation. Il a trahi les siens en se joignant à nous. On ne peut faire confiance à celui qui a trahi une fois. »

Brigomaglos se calma soudain mais s’assombrit. « Tu es clairvoyant Cléandre, je peux comprendre ta réaction mais saches que tu ne connais pas tous les éléments du problème ».

Brigomaglos s’adressa alors à ses deux fils : « Peut être aurais-je du me confier plus tôt. Mes enfants, je crois qu’il est temps de vous révéler quelques éléments que je cachais pour vous protéger... »

Iphithème lâcha ses oreilles, qu’elle maintenait jusqu’alors bouchées avec ses paumes. Au moment où elle crut que son mari et ses fils allaient en venir aux mains, la dispute avait soudainement cessé. Elle demanda à ses esclaves de faire silence, et put alors constater que les trois hommes parlaient plus calmement. Elle passa la porte pour entrer dans la cour, et commença à écouter les paroles de son mari. Mais elle fut de nouveau contrariée : Brigomaglos racontait son satané présage aux enfants…

« … après cet horrible incendie, je promettais à la mère de Doros, agonisante, d’élever son fils comme s’il eu mon sang. Mais je craignais que le terrible mal qui avait détruit son Oïkos ne se propage au mien. Aussi je me rendais chaque jour au temple pour demander les faveurs d’Héra, protectrice des foyers. Après quelques jours, j’eus enfin une apparition. Héra me promit que mes deux enfants auraient un destin glorieux. En contrepartie, elle m’enverrait un jour un homme que je devrais aider quoi qu’il m’en coûte. Or, contrairement à ce que tout le monde pense, je n’ai pas capturé Parménée à la bataille Hysiaï, c’est lui qui est venu se rendre à moi. La veille de la bataille, Héra lui avait parlé en rêve. »

« Depuis, votre père obéit aveuglément à ce métèque » termina Iphithème d’une voix emprunte de tristesse. Elle baissa la tête, évitant le regard de son mari.

« Je ne lui obéis pas ! » rétorqua Brigomaglos. « Je l’aide à servir les dieux. Lui seul connaît leur plan, et celui-ci est pour l’instant de nous tourner vers l’Oracle. Que peut-il advenir de mal à consulter la parole d’Apollon ? Je ne vois là qu’une chance de Salut pour notre Cité. »

Le problème s’était grandement complexifié, et Doros ne savait plus quoi dire. Un destin glorieux ? pensait-il. Comme souvent dans ce genre de situation, il se tourna vers Cléandre pour attendre sa réaction. Or, son frère était en train de bouillir, rompant avec son habituel sang froid…

« C’est monstrueux ! » explosa Cléandre. « Tu as mis notre avenir entre les seules mains de ce renégat ! »

« Entre les mains d’Héra et d’Apollon ! » corrigea Brigomaglos.

Cléandre ne répondit pas. Il se détourna de son père, embrassa hâtivement sa mère, et pris le chemin de la sortie. Au moment où il parvint au vestibule, il se retourna, et parla d’une voix si forte qu’elle fut entendue dans toute la villa : « Père, je n’interférerai plus dans tes affaires ni même dans celles de la Cité, tant que c’est ce spartiate qui nous gouvernera. Mais sachez tous qu’à la première occasion, je tuerai ce traitre ! »

Cléandre sortit et on entendit la porte claquer.

Personne n’osait plus parler, pas même les esclaves entre eux, et un long silence s’installa dans la villa. Doros, perplexe et gêné, s’excusa auprès de ses parents et sortit en silence.

Peu après, Brigomaglos se tourna vers son épouse, voulant détendre l’atmosphère : « J’aurais parié que ce soit plutôt Doros qui claquerait la porte » plaisanta-t-il avec un sourire forcé.

Iphithème ignora la boutade, et fixant toujours la porte, murmura à son mari : « puissent nos fils pardonner la lâcheté de tes décisions. »

 ***

La nuit était tombée, et Pheidon restait seul, songeur, assis sur une marche de l’Agora. Non seulement il était en passe de perdre la guerre, mais son plan de paix négociée avec Sparte avait été rejeté à cause d’un simple bouclier trouvé par terre. Il pensa aux Pélasges, qui vivaient avant les grecs, et avaient construit ce lieu de rassemblement : comment ont-ils disparu ? Le destin des argiens sera-t-il plus enviable ? Tout dépendrait des révélations de la Pythie de Delphes.

Le sanctuaire n’était qu’à une semaine de marche. Mais Spartes était encore plus proche, et Pheidon savait qu’il ne pouvait pas s’absenter de la Cité avec l’ennemi aux portes. Il devait trouver des messagers suffisamment instruits pour restituer la parole d’Apollon, et assez honnêtes pour ne pas l’altérer. Le plus pratique, pensa-t-il, serait d’envoyer Patrocle, qui connait l’art de l’écriture. Mais il se ravisa. Le Péloponnèse était infesté de pirates esclavagistes et de mercenaires à la solde de spartes. Il valait mieux choisir des messagers sacrifiables…

Perdu dans ses pensées, Pheidon ne se rendit pas compte qu’un homme s’était assis juste derrière lui.

« Tu as l’air bien nostalgique mon ami » dit une voix rauque qui se voulait être douce.

Pheidon sursauta, mais reconnu tout de suite la voix.

« Brigomaglos ? » demanda le tyran. Mais sa question n’appelait pas de réponse : qui d’autre dans la Cité pouvait se dire son ami ? Sans se retourner, Pheidon demanda : « Tu n’es pas avec ton spartiate j’espère ? ».

Brigomaglos fut quelque peu déconcerté, ne s’attendant pas à pareil reproche. « Je tiens à m’excuser » dit gravement le strategos. « J’espère que notre amitié ne va pas souffrir des évènements de cet après-midi ».

« Tu sais qu’en politique il n’y a plus d’amitié. Je ne t’en tiens pas rigueur, j’ai l’habitude que tu sois à la fois mon meilleur ami et mon plus grand ennemi. »

« Dans les deux cas c’est un beau compliment ! » dit Brigomaglos d’une voix rieuse. Mais son enthousiasme sonnait faux.

« Ne te force pas à rire, répondit Pheidon. Je sais que quelque chose ne va pas, sinon tu ne serais pas venu ici… »

« Tu me connais bien, l’ami. C’est drôle : je me réfugiais ici lorsque mon père me battait, et je reviens ce soir après m’être disputé avec mes fils. »

« Certaines choses ne changent jamais… » murmura Pheidon. Après quelques instants de silence, le tyran reprit : « Cléandre a peur pour sa Cité, il tenait à voter la paix au moins autant que moi. Quant à Doros, il n’avait certainement pas entrevu les conséquences de sa trouvaille, il doit t’en vouloir de l’avoir instrumentalisé. »

« Tu sembles cerner mieux que moi mes propres enfants. » répondit Brigomaglos.

« Ils sont têtus comme leur mère. J’imagine qu’elle t’a adressé tous les reproches que je pourrais te faire maintenant. C’est d’ailleurs pourquoi je ne t’affligerai pas davantage » dit Pheidon sur le ton de la raillerie. Son visage changea soudain, comme si une idée lui traversait l’esprit : « Et que penserais-tu de tes fils pour faire le voyage jusqu’à Delphes ? »

Brigomaglos baissa la tête, ne parvenant pas à masquer sa gêne. Il refusa la proposition d’une voix hésitante : « Non… Cléandre est trop affairé, et Doros n’entend rien à la religion. Mais justement… je voulais te voir pour cela. »

Il s’attarda quelques instants pour bien préparer ses mots, puis se leva pour venir se placer à côté de Pheidon. Le tyran soupira avant d’écouter ce qui promettait d’être un pompeux discours. Brigomaglos inspira profondément puis parla d’une voix solennelle :

« Les auspices étaient favorables, notre cause juste, et nos hommes étaient valeureux. Pourtant, lorsque le jour de la bataille est venu, aucun dieu n’est venu à notre aide. J’ai vu mourir plus d’un millier de jeunes argiens, j’ai vu sourire les hommes qui les massacraient, et la plaine rougir du sang de nos braves. Mais au cœur du carnage, Apollon-soleil a protégé un soldat d’Argos. Il a posé une arme à destination de mon fils alors qu’il était désarmé, et lui a ainsi sauvé la vie. C’est le lot du stratège d’être tenu responsable de la défaite, et j’admets que mes décisions auraient pu être meilleures. Mais tout au long de cette guerre, j’ai eu le sentiment que les dieux se battaient dans l’autre camp. Désormais, et pour la première fois depuis trois ans, les dieux nous ont donné un signe d’espoir. En tant que responsable de notre armée, et père de celui qu’Apollon a protégé, je demande à être le premier à entendre le message des dieux. De plus, la route sera périlleuse et il faudra des guerriers tels que moi pour l’emprunter. Je souhaiterais être accompagné par Parménée. Il est devenu mon conseiller en matière de religion depuis la découverte du bouclier d’Apollon, et son glaive est plus acéré que les canines de Cerbère… »

Pheidon attendait que le strategos fasse une pause dans son allocution pour l’interrompre : « Halte là mon ami ! Ton discours va m’endormir ! Crois-tu vraiment, après vingt-cinq ans passés à guerroyer, avoir progressé dans l’art de la rhétorique ? »

Brigomaglos souffla et baissa la tête : « Ne me ridiculise pas Pheidon… Je suis un vieil homme brisé, même mon foyer ne me respecte plus. Je veux simplement que tu me permettes de rétablir mon honneur. »

Pheidon attrapa son ami par le bras et lui parla d’une voix amicale : « C’est bien ce que j’avais compris. Seulement les choses sont dites plus vite sans fioriture. Relève la tête strategos, en aucun cas je ne pourrais rejeter la supplique d’un vieil ami comme toi. »

Mais Pheidon se rappela pourquoi il était en colère contre son ami. Se ravisant, il lâcha le bras du strategos. Il se leva, et repris sur un ton plus sec : « Mais tu as décidé d’être mon ennemi en politique et je ne peux plus te faire aveuglément confiance. Je demanderai à l’épibate Hector de vous accompagner. C’est le soldat le plus intègre que je connaisse. »

Brigomaglos pesta intérieurement. En demandant que la mission soit menée par des guerriers, il avait tendu le bâton pour se faire battre. Mais le procédé restait loyal. Le strategos se leva à son tour et parla au tyran en lui faisant face : « La lame d’Hector sera un atout, je ne m’oppose en rien à sa présence. Je comprends ta méfiance, et j’ai hâte de revenir porteur de bonnes nouvelles. J’espère que cela effacera le contentieux entre nous. »

« Je l’espère » répondit Pheidon.

La discussion était close, Brigomaglos se détourna et repartit en direction de Larissa, la gigantesque acropole d’Argos, près de laquelle il avait sa villa. Pheidon regarda son vieil ami s’en aller. Après sa quasi-trahison sur l’Agora, il s’était promis de faire preuve de fermeté avec le strategos. Mais cela était plus dur qu’il ne le pensait. Le tyran sentit soudain comme une boule se former dans sa gorge… Il appela dans la direction de Brigomaglos, et lorsque ce dernier se retourna, il lui souhaita bon voyage.

A cet instant précis, le tyran avait pressenti qu’il ne reverrait jamais son vieil ami.

 ***

Hector souleva encore une fois son paquetage et réfléchit à ce qu’il pouvait ôter d’autre. Il regarda l’équipement posé sur son lit : lance, glaive, bouclier, casque, thorax et cnémides. Il chérissait tous ces objets. Ils lui avaient été transmis de son défunt père, et ils étaient à la fois ses outils de travail et la marque de son rang social. Mais chacun pesait si lourd que partir avec tout l’attirail aurait nécessité au moins deux porteurs esclaves, plus un troisième pour transporter la nourriture des deux premiers... Non, Hector savait que la meilleure tactique à adopter en tant que messager était la rapidité et la discrétion, et il ne pouvait s’encombrer.

N’importe qui dans sa situation se serait demandé pourquoi Pheidon l’avait désigné, lui, pour consulter un Oracle. Les épibates étaient entraînés à combattre sur mer, mais toute l’expédition allait être terrestre. Les épibates étaient également les seuls soldats de métier : certains en auraient déduit que la mission serait dangereuse, ou que Pheidon se méfiait des autres membres du groupe…

Hector n’entrait pas dans ce genre de considération. On lui avait confié une tâche, il la mènerait à bien, point final. La seule chose qui lui importait sur l’instant était de savoir s’il emmenait sa lance ou son épée. Pour un homme sans bouclier, l’arme la plus efficace était sans nul doute l’épée. Mais elle battrait contre sa cuisse lorsqu’il se déplacerait, alors que tenir sa lance serait à l’inverse une aide pour la marche. De plus, une lance était toujours plus dissuasive contre les bêtes sauvages, ce qui était un élément à prendre en considération pour les voyages en petits groupes.

Hyphéa, sa mère, entra dans la chambre. Elle était anxieuse, mais tentait de contrôler ses émotions en présence de son fils. « Hector, le strategos a fait savoir qu’il était prêt à partir » dit-elle d’une voix qui simulait le détachement.

« Tant mieux, je l’attendais » répondit Hector tout en posant précautionneusement son épée sur le lit.

Puis il releva la tête en direction de sa mère : « Mais un esclave aurait pu me le dire » ajouta-t-il froidement.

Hyphéa sembla confuse. « Je… je voulais en profiter pour te dire au revoir » hésita-t-elle.

« Hé bien au revoir mère. Je serai de retour dans un demi-cycle de lune, vous aurez à peine le temps de constater mon absence » répondit Hector.

Hector s’avança pour sortir de la chambre. Hyphéa aurait aimé le prendre dans ses bras, mais sachant son fils désormais trop fier pour cela, elle se contenta de s’écarter et de le laisser passer. Pendant qu’il empruntait le couloir, Hyphéa lui cria : « Sois prudent, et méfie toi du spartiate ! ».

« Oui, mère. », répondit simplement Héctor, sans se retourner. Hyphéa baissa la tête pour ne pas le voir partir. Chaque fois, elle s’imaginait que c’était pour la dernière fois, et cette pensée lui était insupportable.

Elle entra dans la chambre d’Hector, s’assit à côté du lit et posa son regard sur l’équipement de son fils, magnifiquement entretenu.

Elle parla tristement à voix basse, s’adressant à son défunt mari : « C’est un bon garçon que nous avons, je sais qu’il fait tout cela pour la famille. Sans toi, il nous faut un nouveau protecteur. Mais s’il pouvait être aussi attentionné avec les gens qu’il l’est avec ses armes… »

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  • Chapitre 1 25 avril 2009 15:38, par Pierre

    —> Oliv : T’as eu raison de me faire remarquer que les chapitres étaient trop courts. En fait au début je voulais profiter de chaque coupure dans le récit (les ***) pour caser une petite histoire. Je me suis dit que ça permettrait de placer des petits éléments de background en plus, mais en fait ça embrouillait l’histoire : y a des tas de nom propre et tout, et ça serait dur pour quelqu’un qui a pas joué au jdr. Du coup j’ai recomposé aussi l’ordre du récit, histoire de ne pas faire intervenir trop de personnages à la fois. J’ai 4 pages pour introduire Sylas à te faire lire, mais je les posterai que dans le chapitre 2. Je vais continuer à écrire dans ce chapitre pour raconter tout le voyage à Delphes.

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