Chapitre 4

Symposium, réunion de buveurs

Vendredi 15 mai 2009, par Alex B, Pierre // Roman - Legende d’Actaée

Alors que Sylas ne perdait jamais une occasion de tenir le devant de la scène, il était un homme parmi les actéens dont le caractère était absolument opposé, et qui aimait par-dessus tout passer inaperçu. Cet homme mystérieux est parfois oublié par les conteurs, mais il m’apparaît que son importance est primordiale. Pour fonder une Cité, trois hommes doivent intervenir : un fondateur, un architecte, et un bienfaiteur. Le premier choisit et consacre le site, le second construit la ville, le troisième procure les finances nécessaires à l’exécution du projet. La tâche fut simplifiée pour les actéens, qui soumirent une Cité déjà construite. Mais sans ce riche mécène, jamais ils n’auraient pu armer une flotte ni reconstruire les bâtisses brûlées par Alyone.

Créos le conteur, La fondation d’Actapolis

Parce qu’aucun argien, aussi aisé soit-il, n’aurait pu se vanter d’avoir mangé chaque jour de sa vie à sa faim, aucun des notables de la Cité ne déclina l’invitation au banquet qui était organisé ce soir. Et pourtant l’hôte était un étranger. Mais Nikoklès était incroyablement riche, et un homme fortuné n’est jamais véritablement rejeté.

Cinq ans plus tôt, Nikoklès était un simple négociant. Il vendait en Attique les esclaves et les marchandises capturées par son père, Phylas, un pirate crétois doté d’une excellente réputation dans les Cyclades.

Nikoklès ressemblait à son paternel en ce qu’il partageait la même passion : les voyages en mer. Phylas avait appris à nager à son fils, ce qui était extrêmement rare dans cette partie du monde, où les hommes craignaient plus que tout de s’aventurer dans le domaine du colérique dieu de la mer. Chacun savait que l’âme de ceux qui disparaissaient dans les flots y était à jamais emprisonnée. Mais Nikoklès et Phylas étaient prudents : ils voyageaient toujours le long des côtes, par vent calme, et ne partaient jamais sans offrir un sacrifice à Poseidon.

Phylas aurait aimé que Nikoklès lui succède et devienne pirate. C’était un métier périlleux, mais qui offrait de nombreuses compensations : voyages, frissons, richesse et gloire. Mais Nikoklès n’avait pas l’âme – ni la carrure - d’un combattant. Il avait en revanche le commerce dans le sang, et trouvait grande satisfaction à négocier les prix de vente des prises de son père. Ce que d’aucuns pouvaient gagner en un mois à la force des bras, Nikoklès avait le don de l’obtenir en quelques jours en sachant trouver la personne et l’argument de vente adéquats. Non pas qu’il fût charmeur, ni même très loquace, mais il savait jauger rapidement les besoins et les facultés financières de ses clients.

Quelques années seulement après sa majorité, il ne se contenta plus de vendre les prises de son géniteur, et se mit à son compte en affrétant un navire marchand. Les ressources alimentaires étaient rares en Attique, et les différentes Cité étaient disposées à importer des aliments non périssables, tels l’orge ou le blé. Marchand n’était pas une profession aussi respectable que pirate, mais Nikoklès se rendit compte qu’elle rapportait tout autant.

Un jour qu’il faisait escale au port d’Epidaure, il apprit de la bouche d’un marin qu’Argos allait de nouveau se mettre en guerre contre Spartes. Nikoklès se doutait que le soutien des argiens à leurs alliés mésséniens était un prétexte, le motif véritable du conflit étant plus vraisemblablement le contrôle de la fertile plaine céréalière de la Thyréatide. Il se dit que si les deux Cités étaient capables de se battre pour des céréales, elles seraient a fortiori prêtes à en acheter pour un bon prix.

Il passa plus d’un an à mettre en place une navette commerciale destinée à acheminer du blé entre Syracuse et le Péloponnèse, et malgré quelques déboires occasionnés par les frasques de Poséidon, le marché s’avéra vite juteux.

Le marchand crétois céda alternativement son blé à celle des deux Cité qui était dans la plus mauvaise situation - soit la plus affamée. Il savait qu’un homme qui a faim n’est jamais regardant sur le prix. Et le plus fabuleux était que chaque fois, la Cité ainsi approvisionnée au moment le plus critique, accueillait triomphalement le marchand. Nikoklès se retrouvait gagnant sur tous les tableaux.

Mais au moment même où il pensa que sa fortune était faite, il se heurta à plus malin que lui. Le tyran Pheidon dépêcha un messager auprès de Nikoklès pour lui proposer une entrevue. Le marchand se méfia : les argiens - comme les spartiates - considéraient l’argent et les étrangers comme une source d’impureté, et une rencontre entre un aristocrate et un marchand de Crête était impensable. D’un autre côté, il était vrai que Pheidon avait réformé en profondeur la société argienne – à commencer par l’institution la plus sacrée, le roi, qu’il avait renversé. De toute façon, l’invitation d’un tyran ne se déclinait pas. Nikoklès se rendit donc à l’acropole et rencontra Pheidon. Le marchand pensa être assassiné pour que ses biens soient ensuite confisqués. Il avait donc caché or et argent, pensant que ce serait au moins quelque chose qu’on ne lui prendrait pas. Mais il était loin d’envisager le terrible sort qu’on lui réservait : le tyran nomma Nikoklès citoyen d’Argos.

Pour la plupart des métèques et des esclaves vivant à Argos, le statut de citoyen était un rêve inaccessible. Pour Nikoklès, c’était un fardeau. Les avantages étaient sans intérêt pour un marchand qui ne comptait pas s’établir : posséder des terres, participer à la vie politique, se marier… En revanche, les contreparties étaient très fâcheuses : se soumettre aux décisions du tyran et du Conseil, payer l’impôt, et surtout accomplir son service militaire.

Nikoklès songea que Pheidon, son bourreau, était lui aussi invité au banquet de ce soir.

***

Le salon, appelé andron, était extraordinairement grand, plus encore que certaines maisons de la Cité. Le sol était recouvert de sable, et les murs étaient faits de briques, décorés par des fresques représentant des scènes de batailles et des compétitions olympiques. Quatre colonnes torsadées s’élevaient vers le plafond, ce qui était commun pour une bâtisse grecque, mais pas pour une simple pièce. Et encore, l’andron ne représentait que la moitié de l’espace réservé à la soirée, car seuls les hommes avaient le droit de s’y trouver.

La plupart des convives avaient amené leurs épouses, auxquelles s’ajoutaient quelques rares notables venues seules : veuves, prêtresses, riches courtisanes. Elles se retrouvaient dans le gynécée, un salon réservé aux femmes, conçu selon un modèle identique à l’andron, si ce n’est que les fresques étaient plus colorées et représentaient des scènes de vie quotidienne. Dans cette pièce, la très jeune Oria, épouse de Nikoklès, officiait comme maîtresse de maison, ce qui ne s’avérait guère facile en présence de personnalités telles qu’Iphitème, la femme du strategos.

Les deux salons étaient séparés par la cour centrale de la villa, où les invités des deux sexes pouvaient venir pour prendre l’air ou se retrouver.

Nikoklès et les autres hommes étaient allongés sur des banquettes de marbre finement ornées. Auprès d’eux se trouvaient de petites tables basses en bois noir, où des esclaves déposaient des plats à mesure de leur cuisson.

Les banquets de Nikoklès étaient réputés pour leurs excès. L’hôte était sans doute l’homme le plus riche d’Argos après Pheidon, et l’on trouvait à sa table des poissons, du gibier, des fruits secs, du fromage, et même des soupes de légumes venant de Grèce asiatique. Rien à voir avec le repas frugal que prenaient habituellement les argiens. Les habitants du Péloponnèse n’avaient pas non plus l’habitude de consommer du vin immodérément.

Nikoklès, qui avait voyagé d’Ithaque jusqu’à Io, avait déjà participé à des soirées bien plus décadentes que la sienne : notamment certaines cérémonies vouées à Dionysos, qui s’étaient terminées en véritables orgies. Il aurait pu en faire autant à son banquet – il lui aurait suffit de proposer quelques danseuses et prostituées, et d’exiger davantage de ses esclaves. Mais le but pour le marchand était de s’intégrer dans la sphère dirigeante de la Cité, et il ne devait pas risquer de choquer les austères argiens.

C’est pourquoi le marchand avait organisé le banquet selon une formule déjà bien rôdée : l’intégration par l’alcool. S’ils buvaient peu, les argiens aimaient quand même le vin, et il était assez facile de les pousser à la consommation - des plats consistants pour donner soif, et quelques esclaves chargés de remplir les vases des invités au fur et à mesure que ceux-ci étaient vidés. L’alcool montant à la tête des argiens, leurs langues se déliaient et ils devenaient plus affables.

C’est là que Nikoklès intervenait pour tirer les fruits de sa malice. Profitant de la candeur momentanée de ses invités, il passait de l’un à l’autre, semant éloges et promesses, et récoltant des renseignements et des amitiés qu’il n’aurait pu obtenir d’hommes sobres. C’est ainsi qu’il avait obtenu un an plus tôt d’Andropos, un jeune homme que le nom prédestinait à être un bon vivant, ses faveurs puis la main de sa sœur, Oria.

Le doyen Patrocle profitait lui aussi de l’ébriété des convives pour soutirer des informations. Son objectif était plus louable car il s’agissait de pouvoir ensuite raconter, et peut être même écrire, l’histoire de la Cité. Les hommes ivres aiment se glorifier, raconter leurs conquêtes et leurs batailles. Prétextant que son âge ne lui permettait plus d’excès, Patrocle faisait en sorte de garder toute sa lucidité pendant la soirée, et laissait traîner une oreille pour saisir tout ce que les argiens pouvaient dévoiler.

Ce soir là, les cœurs étaient moroses. Les hommes buvaient et braillaient pour donner le change, mais les éclats de rire étaient forcés. Patrocle se souvenait comment les fêtes pouvaient être joyeuses autrefois. Mais la guerre avait décimé la jeunesse d’Argos, et chaque espace vide dans la pièce rappelait un fils ou un ami disparu. Pour éviter cela, Nikoklès avait fait rapprocher les banquettes, mais l’andron paraissait néanmoins trop vaste.

Las, Patrocle s’assit doucement sur une banquette – son dos ne lui permettait plus de s’allonger sur le côté. Nikoklès s’assit à côté de lui en lui tendant un vase de vin.

« Je te remercie mais je ne bois pas » dit gentiment le vieillard. Après un silence de quelque seconde, il ajouta : « La nourriture est délicieuse ». Mais le marchand ne répondit pas, trop absorbé par la scène qui se déroulait à sa droite. Patrocle se tourna pour voir de quoi il s’agissait. Il vit Cléandre en pleine dispute avec Andropos. Toute la soirée durant, Cléandre avait bu et déblatéré des insanités contre son père et son esclave spartiate. Andropos avait crû s’en faire un ami en ajoutant son grain de sel :

« Et en plus, sa stratégie stupide a failli tous nous tuer à Messène ! » avait lancé le jeune homme. Cela ne fut pas du tout du goût de Cléandre.

« Qui es-tu pour être aussi familier ? » avait rétorqué Cléandre sur un ton hargneux.

« Le beau-frère de ton hôte ! » répondit fièrement le jeune homme. Cléandre se leva d’un bond, qui faillit le faire tomber en avant. Il tituba sur quelques mètres, puis parodia une révérence en direction de Nikoklès.

« J’espère que le vénérable métèque qui me reçoit ne sera pas trop affecté par le fait que je tranche la gorge de son crétin de frère » lança-t-il, provoquant un fou rire parmi les convives.

Les invités apprécièrent la distraction, et certains se mirent à frapper dans leurs mains. Andropos était un véritable colosse, et Cléandre un combattant éprouvé. Le spectacle promettait d’être amusant. Seul Patrocle semblait révolté, il secoua le bras de Nikoklès pour lui demander de s’interposer, mais le marchand l’ignora.

« Prête-moi un glaive pour laver cet affront, frère ! » demanda Andropos à Nikoklès. Mais il ne réagit pas : être mêlé directement à la dispute aurait été peu profitable.

Patrocle alla trouver Pheidon pour le supplier d’intervenir, mais il fut horrifié par ce qu’il vit. Le tyran venait de glisser quelques mots dans l’oreille d’un épibate du nom de Xanthus, et ce dernier avait ensuite tendu son glaive à Andropos. Après avoir lancé un regard accusateur au tyran, Patrocle sortit vers la cour.

Les convives lancèrent un hourra lorsque Xanthus tendit son glaive à Andropos. Cléandre sortit le sien, tandis que ses amis l’encourageaient. Doros eu soudain une idée :

« Attend Cléandre ! Je vais te donner le bouclier d’Apollon ! » s’écria-t-il joyeusement.

Fier de son idée, Doros couru vers l’extérieur de la propriété. Sa course s’arrêta net lorsqu’il tomba nez à nez avec sa mère adoptive. Iphitème se tenait sur le seuil de la porte. Elle avait la prestance d’une reine, belle malgré le poids des ans, ses cheveux bruns retombant élégamment sur son splendide chiton bleu. Ses yeux noirs étaient terribles. Doros pâlit soudain, et s’écarta doucement. Enfreignant ouvertement la coutume, Iphitème entra dans l’andron. Derrière elle suivait Patrocle, et, plus hésitante, Oria.

Lorsqu’ils les virent, les rires et les applaudissements des convives s’arrêtèrent net, cédant la place à un silence gêné.

« Est-ce ainsi que se comporte Cléandre, descendant de Diomède ? Ais-je élevé un fils pour le voir insulter son hôte et combattre sa famille ? » demanda-t-elle. Elle semblait sûre d’elle et ne forçait pas sur sa voix, qui résonnait d’elle-même entre les murs. Cléandre laissa son glaive glisser de ses mains et tomber dans le sable. Il s’agenouilla et baissa la tête en signe de soumission. Anticipant toute moquerie de la part des autres invités, Iphitème renouvela ses remontrances, cette fois en balayant toute la salle des yeux.

« Et sont-ce là les fiers guerriers d’Argos qui se ridiculisent en encourageant les actes les plus vains ? Vous qui vous moquez des mœurs des athéniens, vous êtes vous bien regardés ? ». La voix d’Iphitème se fit encore plus dure, car elle savait ne pas avoir droit à l’erreur. L’effet voulu fut atteint, et personne n’osa lui répondre. Profitant de son avantage, Iphitème se tourna vers Pheidon, et lui lança un regard glacial, qu’elle appuya pendant plusieurs secondes. Le tyran soutint le regard, mais sans un mot.

Ceci fait, et sentant que certains convives se remettaient à murmurer au fond du salon, Iphitème se tourna soudain, et quitta la salle, suivie de près par Oria.

La femme du strategos avait jeté un froid tenace, et chacun comprit que la soirée allait s’achever. Avant de partir, Patrocle alla trouver Nikoklès. « Pourquoi n’es tu pas intervenu au commencement de la querelle ? Tu te doutais bien que tout cela gâcherait ton banquet ! » demanda Patrocle.

« Si l’un de mes invités avait tué quelqu’un sous mon toit, il m’aurait été redevable à vie » répondit simplement Nikoklès.

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