Chapitre 5

Une halte à Corinthe

Mardi 30 juin 2009, par Pierre // Roman - Legende d’Actaée

Avant même la guerre de Troie et l’émergence des doriens, la civilisation mycénienne dominait l’est de la méditerranée. L’un de ses princes, Hactaros, était épris d’Atlanta, une reine du peuple de femmes guerrières que les grecs surnommèrent plus tard Atalantes, ou Amazones. La Loi des Amazones empêchait leur union, car la reine assurait la fonction religieuse de Grande Prêtresse d’Artémis, et devait rester vierge et insoumise face aux hommes. Sur les conseils d’Atlanta, Hactaros alla consulter l’Oracle de Delphes sur l’éventualité d’une union. Mais ayant décidé par avance qu’il ne se soumettrait pas aux divinations, Hactaros s’était versé de la cire dans les oreilles et n’écouta pas. La Pythie prononça une sentence terrible : « de la profanation de la prêtresse d’Artémis ne ressortira qu’une descendance sans cœur ». De retour auprès de sa bien-aimée, Hactaros lui déclara que les dieux étaient favorables à leur union, et l’épousa. La rencontre des deux souverains provoqua la rencontre de deux tribus, qui formèrent ensemble une Cité qu’Hactaros baptisa Atlantis en hommage à sa femme. Atlanta fut rapidement enceinte, mais l’accouchement se passa très mal : l’enfant fut extrait, mort, dénué d’organe cardiaque. Atlanta pleura la mort de son fils pendant une année. Quand ses larmes cessèrent de couler, ce ne fut pas qu’elle fut apaisée mais que son corps s’y refusait désormais. Ses yeux étaient devenus écarlates, et ce trait fut transmis à tout son peuple... à vous ! Il symbolise le prix que les Dieux font payer à ceux qui s’opposent à eux.

Discours d’Ectarus le Cruel sur le navire Epiméthée

Tarkian proposa un vase de vin à ses trois invités. Avant que ses compagnons n’aient le temps de décliner l’offre, Brigomaglos saisit le récipient entre ses mains.

« Merci à toi. Les hommes de notre peuple évitent de consommer de l’alcool, mais ils font exception lorsqu’il s’agit de se donner du courage au combat, ou pour honorer un hôte de marque. Ce soir, j’accepte volontiers ton vin, Tarkian de Corinthe. En mémoire de ton père, un grand soldat que j’ai aimé. Je suis touché et honoré par l’accueil que nous fait son fils » dit Brigomaglos.

« Et moi flatté de recevoir le strategos d’Argos et ses compagnons » répondit Tarkian.

La maison de Tarkian était austère, plus proche des standards spartiates que de ceux des corinthiens. Aucun objet d’art n’était visible dans l’andron, qui n’était décoré que par quelques armes de familles accrochées au mur. Leur état bosselé montrait qu’elles étaient encore utilisées, et il semblait que la pièce avait surtout vocation à les entreposer. Tous avaient compris qu’il s’agissait de la demeure d’un homme qui n’appréciait guère la compagnie. Brigomaglos, lui, savait que c’était la demeure d’un veuf.

« Je te présente mes compagnons. Voici l’épibate Hector fils de Télémaque », dit Brigomaglos tout en lui tendant le vase de vin. Mais Hector ne fit aucun geste pour le prendre.

« Tu portes deux noms issus du superbe mythe troyen » complimenta Tarkian.

« Je suis Hector d’Argos » corrigea froidement l’épibate. « Mon père a été tué à la guerre, je suis chef de famille désormais ».

Brigomaglos spécula que cette mort lui était reprochée. En tant que strategos, il avait l’habitude d’être accusé, surtout après une défaite. Toutefois, les yeux d’Hector ne trahissaient guère de sentiments, et il paraissait possible qu’il soit plus affecté par le manquement au protocole que par la disparition de son paternel.

Afin de ne pas gêner son hôte, Parménée prit le vase qu’Hector avait refusé et en but une franche gorgée.

« Ha ! Et je te présente mon ami Parménée, fils de Lycandrope », dit Brigomaglos.

« J’avais reconnu le célèbre bouclier à tête de loup du strategos de Sparte ! Dois-je comprendre, à voir argiens et spartiates réunis, que la guerre a pris fin dans le Péloponnèse ? » demanda Tarkian sur ton enthousiaste.

« Pas du tout » répondit Parménée d’une voix grave. « C’est juste que je mène une guerre personnelle contre mon père. Cela m’a conduit à rejoindre Argos, et j’ai pris une avance sur mon héritage avec ce bouclier ».

Hector et Tarkian dévisagèrent le spartiate, quelque peu choqués. Avoir son père comme ennemi, le voler… de véritables offenses contre les dieux.

« Les enfants sont parfois durs avec leurs parents, j’en sais quelque chose ! » railla Brigomaglos, espérant faire petit à petit glisser la conversation sur un sujet moins gênant.

Parménée reprit une gorgée de vin pour réprimer la colère qu’il sentait monter en lui.

« Cléandre et Doros sont des ingrats ! » dit Parménée. « J’aimerais et je chérirais un père tel que toi. Mais je ne peux que haïr ce vieillard abject de Lycandrope ».

Hector ressenti immédiatement du mépris pour cet étranger qui ne respectait pas ses ancêtres. Il détourna le regard et partit s’asseoir à l’écart du groupe. Chez Tarkian en revanche, le dégoût céda la place à la curiosité.

Malgré le regard désapprobateur des autres convives, il demanda : « Et quel atrocité a donc commis cet homme pour s’attirer l’hostilité de sa descendance ? »

Parménée but encore.

« Mon père, Lycandrope, a profité de son statut de chef de famille pour me marier avec la femme qu’il convoitait et l’attirer ainsi dans sa demeure » commença Parménée.

Sa voix devenait de plus en plus forte, et tremblait à mesure que la haine montait en lui. « Ce chien a consommé sa trahison alors que je guerroyais à Messène. Il a séduit ma femme, et failli engendrer une créature ignoble qui n’aurait pu être ni mon fils ni mon frère ! »

Parménée avala le vin restant jusqu’à vider le vase, et le jeta au sol.

Tarkian ne s’émut pas de ce manquement envers l’hôte qu’il était, bien trop curieux pour interrompre le spartiate. « Et qu’as-tu fait ? Les as-tu tués ? »

« J’ai fait lapider ma femme » dit Parménée en baissant la tête. « J’y étais contraint, je n’aurai pu supporter qu’elle enfante. J’ai voulu tuer mon père également, mais le parricide est un crime très grave, un hybris condamné par les dieux. Je ne veux pas errer aux enfers pour avoir réparé une faute dont je suis la victime. J’ai pris possession des armes de famille, et je suis venu à Argos pour chercher conseil au grand temple d’Héra ».

« Mais Héra ne parle pas directement aux mortels » termina Brigomaglos.

« La prêtresse m’a donc conseillé de me rendre à Delphes pour entendre la pythie » ajouta Parménée.

« Et le sort a voulu qu’au même moment, un auspice d’Apollon soit adressé au peuple d’Argos » dit Brigomaglos. « Le destin de Parménée s’est lié aux nôtres, et je suis certain que la parole du dieu-soleil nous permettra de résoudre les crises que nous traversons ».

Tarkian ne partagea pas le soudain enthousiasme de ses convives. Il ramassa le vase de bronze qui gisait par terre et le remplit de nouveau de vin.

« Vous pensez tous deux que le dieu-soleil vous donnera une solution pour vous venger de vos ennemis et restaurer votre honneur perdu » résuma Tarkian.

Il bu dans le vase, le reposa sur la table, puis parla d’un ton altier : « Vos esprits semblent embrumés par des souffrances passées. Vous devriez rester à Corinthe quelques temps, histoire de vous changer les idées. Mais j’ai peur que vous ne perdiez votre temps en visitant Delphes ».

Le jeune corinthien attisa la curiosité d’Hector, qui semblait jusque là somnoler sur sa couche à quelques mètres de la conversation. « Perdre notre temps ? En quoi serions-nous déçus ? » demanda Hector.

« Hé bien tous les pèlerins qui se rendent à Delphes pour consulter l’Oracle d’Apollon reçoivent invariablement la même réponse… » répondit Tarkian.

« Quelle est-elle ? » insista Hector, qui n’aimait guère le suspense.

« Apollon vous ordonnera de fonder une colonie » dit Tarkian.

« Stupidité ! » s’exclama Brigomaglos. « Les argiens sont des soldats, pas des marins, ni des marchands ! Nous n’avons aucun intérêt à créer un comptoir alors que nos frontières sont menacées ! »

« Peut être… » fit Tarkian. « Pourtant c’est ce qu’Apollon demande à toutes les Cités. A tel point que depuis quelques mois ce ne sont plus les rois ou leurs représentants qui viennent consulter l’Oracle, mais les oïkistes, futurs commandants de colonie, qui viennent demander quelle direction ils doivent prendre. »

« Cette folie de coloniser… » marmonna Brigomaglos.

« Cela rapporte énormément aux Cités mères. La Grèce est en train d’essaimer dans toute la méditerranée, de Io jusqu’aux colonnes d’Héraclès » dit Tarkian.

« Mais cela nécessite de décimer sa population, de priver la Cité mère de jeunes hommes dans la force de l’âge. C’est impossible pour Argos ! Nous n’arrivons même pas à remplacer nos pertes de guerre ! » s’exclama Brigomaglos.

« Du calme mon ami » dit lentement Tarkian. La confusion du strategos d’Argos était palpable. « Si Apollon vous a envoyé un présage, il a forcément ses raisons. Il faut avoir confiance en lui » dit le jeune corinthien sur un ton apaisant.

« Je le pense aussi » conforta Parménée.

Pourtant, Brigomaglos restait campé sur son idée. Il était horrifié par cette éventualité, pour lui si incongrue qu’il ne l’avait jamais envisagée. Ses yeux regardaient dans le vide, comme au travers des choses, tandis qu’il réfléchissait. Puis son regard redevint perçant lorsqu’il prit une décision. Il regarda tour à tour ses trois compagnons, droit dans les yeux, et proclama d’une voix solennelle :

« Nous irons à Delphes consulter l’Oracle. Cette tâche nous a été confiée par le Conseil d’Argos et ce serait un hybris que de ne pas obéir. Cependant, je refuse de rentrer avec des nouvelles qui aggraveraient une situation déjà désastreuse. C’est pourquoi, si Apollon nous demande de fonder une colonie, je fais le serment de me transpercer la poitrine avec ma lame plutôt que de revenir avec un tel message ! »

Quand Brigomaglos eu terminé, il regarda les autres hommes, s’attendant à des encouragements. Mais Parménée semblait gêné par ses propos, tandis qu’Hector faisait mine de ne pas écouter. Après quelques secondes de silence, Tarkian soupesa le vase et demanda :

« Plus personne ne veut du vin ? »

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