Le baron de Guillon commençait à s’ennuyer chez Girolin. Mais il devait faire semblant d’être très occupé s’il voulait avoir un prétexte pour rallonger sa visite. Aussi multipliait-il les entretiens de nature politique avec son homologue. En fait, le temps ainsi gagné permettait à son maître espion François d’Alembert de mettre en mouvement son réseau d’informateurs…
Le lendemain de la remise sur pieds de de Quercy, le ménestrel Mickalios était parti. Cela n’avait rien de surprenant pour ce personnage, qui ne semblait ni manger ni dormir et passait son temps à aller et venir, à disparaître et réapparaître. En revanche, il avait laissé un mot, sous la forme d’un petit parchemin griffonné à la va-vite, mais présentant des accusations gravissimes à l’encontre de sire Girolin : « Cher baron, prenez garde car ce château grouille d’agents ennemis. Le mestre lui-même est en fait le bâtard du duc d’Alençon, l’un des nobles les plus influents de cimmurie. Je pense qu’il influence son maître pour le faire passer à l’ennemi. Un mariage se prépare en secret. Je dois partir promptement. Ne prenez pas de risque. Votre ménestrel préféré.. »
En fin de soirée, d’Alembert avait réuni tous ses compagnons pour leur faire état des informations recueillies.
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« Non, je ne sais pas comment ce ménestrel a pu savoir cela. Il a peut être son propre réseau. Mais je l’ai fait surveiller et il a passé le plus clair de son temps en public à jouer de la musique » exposa le maître espion.
« C’est ce qu’ont dit vos hommes, mais leur faites-vous pleinement confiance ? », s’enquit le baron. « Les accusations portées par Mickalios sont extrêmement précises, alors que vos hommes n’ont découvert que de vagues indices. A moins de lire dans les pensées… »
« Justement », reprit d’Alembert. « C’est là où je voulais en venir. »
D’Alembert fit une pause pour s’assurer de l’attention de son auditoire. S’il voulait être cru, il devait présenter les choses habilement. Mais il se rendit vite compte qu’il avait éveillé la curiosité des chevaliers qui l’entouraient, et tous faisaient silence. Il commença à leur exposer sa théorie : « Messieurs, je vous demande de ne pas m’interrompre. Je vous sais tolérants, mais ma théorie frise le blasphème. Comme vous le savez, Mickalios est une personne fort mystérieuse, il semble n’avoir aucun passé, pas de famille ni d’allégeance. Mon intuition me disait qu’il devait être mon homologue, un maître espion voir un acrobate assassin. J’ignorais ses buts, aussi je l’ai fait surveiller. Les hommes que j’ai envoyé ne l’ont jamais rien vu faire d’autre que de la musique. Quand je les interrogeaient précisément, je me rendais à chaque fois compte qu’ils présentaient des trous de mémoire. Je ne connais rien parmi la magie que Nevêne a enseigné aux hommes qui permette d’agir ainsi sur les esprits. Je pense qu’il s’agit en fait de… »
« La musique ! La légende des déesses des saisons ! » s’écria de Quercy, qui n’arrivait plus à se retenir. « Ma mère m’en a parlé. Elle m’a dit que la culte de Nevêne avait remplacé celui des saisons car ses effets étaient spectaculaires. Mais la magie des saisons existe, elle est invisible car n’agit que sur l’âme des hommes ! » de Quercy fut contraint de faire une pause pour reprendre son souffle. Durant ce court laps de temps il se rendit compte de l’ampleur de son blasphème. Ce que d’Alembert voulait faire deviner petit à petit, il l’avait brutalement posé sur la table.
De tels propos auraient été punis de mort même en Hélénie s’ils avaient été prononcés en public. Mais personne ne se mit en colère, pas même le templier du Lac, certes un peu retourné. De Quercy eut alors une pensée rassurante et un peu naïve. C’est cela qui lie notre groupe : l’ouverture d’esprit, la tolérance... Qu’importe si le baron n’est pas un modèle de sagesse, j’ai trouvé ce que j’étais venu chercher en Hélénie.